La Société camerounaise d’histoire a exprimé son « indignation » à la suite de la nomination, par le président Emmanuel Macron, des deux « co-présidents » d’une commission mixte d’historiens chargée de faire la lumière sur des périodes tragiques de l’histoire entre la France et le Cameroun. Les controverses suscitées par cette décision, et plus généralement ce projet, remettent sur la table l’initiative du gouvernement camerounais, datant de deux ans, pour l’écriture d’une « histoire générale du Cameroun », mais qui est restée dans les tiroirs.
Dans son bureau de doyen de la faculté des sciences sociales et relations internationales de l’Université protestante d’Afrique centrale (UPAC) à Yaoundé, le professeur Daniel Abwa doit prendre une décision historique ce 23 février 2023. Face à son ordinateur, d’où il s’apprête à émettre un message électronique, et face à sa conscience, il doit effectuer un choix : confirmer son engagement à travailler au sein de la « commission mémoire » sur l’action de la France au Cameroun pendant la colonisation et après son indépendance, voulue par le président français Emmanuel Macron, ou alors y renoncer, au vu des récentes évolutions de ce « dossier ».
En droite ligne, d’une annonce faite lors de sa visite officielle à Yaoundé, le 26 juillet 2022, l’actuel locataire de l’Élysée a désigné les deux « co-présidents » de la « commission mémoire ». Le casting a suscité rien moins que « l’indignation » de la Société camerounaise d’histoire (SCH), dont le doyen est le président, et signataire d’un communiqué rendu public le 22 février, et qui a abondamment circulé sur les réseaux sociaux. « Dès le départ, nous savions que c’est une mascarade que prépare l’annonce faite à Yaoundé en juillet 2022 par le président de la République française. Que le président français, en effet, en présence du président de la République du Cameroun, se permette d’affirmer qu’il allait créer une commission mixte des historiens camerounais et français, sans utiliser le NOUS qui devait préjuger d’un accord entre les deux homologues, nous avait paru extrêmement arrogant. Que nous apprenions aujourd’hui que la fameuse “commission chargée de travailler sur l’action de la France au Cameroun pendant la colonisation et après l’indépendance du pays” est composée de “l’historienne Karine Ramondy pour le volet recherche et le chanteur Blick Bassy pour un volet artistique, c’est plus qu’une insulte pour les historiens camerounais », selon les termes du document.
Le profil de Blick Bassy critiqué
Le choix de l’historienne ne souffre aucune contestation aux yeux du Pr Abwa. Ce dernier n’a-t-il pas été membre du jury de soutenance de la thèse de doctorat de Karine Ramondy il y a quelques années à Paris ? Le profil de Blick Bassy, en revanche, est sévèrement critiqué. « On nous dit que le chanteur s’occupera des aspects artistiques, soit. Mais le Cameroun dispose des compétences avérées et des scientifiques de haut niveau, qui sont historiens de l’art ou historiens du patrimoine », explique le président de la SCH. Il lâche, un brin sentencieux : « Je ne peux pas accepter qu’on mette en parallèle une historienne française et un chanteur camerounais. Je considère qu’on se moque de nous. Dans les conditions actuelles, je ne peux plus m’engager dans cette “commission” ». Selon les informations de RFI, l’historien camerounais, qui se défend de mener un plaidoyer pro-domo, avait été consulté quelque temps avant la nomination des « co-présidents » de la « commission mémoire », et avait marqué son accord pour y travailler.
Si la critique sur le manque de considération des historiens camerounais que suggère la désignation des « co-présidents » de la « commission mémoire » semble largement partagée, les torts, eux, ne font pas l’unanimité parmi les chercheurs camerounais. Dans une « lettre ouverte au professeur Daniel Abwa » intitulée « Il n’y pas que la France qui ait du mépris pour les historiens camerounais », l’historien Jean Koufane Menkéné s’interroge : « Que craignons-nous de la désignation de l’artiste Blick Bassy à la tête de la commission mémoire ? N’est-il pas camerounais ? Pourquoi lui faire un procès en sorcellerie avant de l’avoir vu au pied du mur ? ». Analysant l’action de cette France qui « promeut ses intérêts », l’universitaire qui a passé plus de trois décennies à dispenser des cours au département d’histoire de l’université de Yaoundé 1, établit les responsabilités : « C’est la France et non pas notre pays qui a pris l’initiative de créer cette commission mixte d’historiens pour faire la lumière sur une tranche d’histoire traumatique partagée par nos deux nations. C’est le gouvernement camerounais qui aurait dû être la source d’une telle initiative mémorielle. »
Cette polémique éclate alors que le Cameroun peine à produire sa propre histoire, qui pourrait contribuer à éclairer les zones d’ombre de la période qui sera examinée par la « commission mémoire ». Des projets existent. Le plus récent, sur lequel de nombreux historiens fondaient des espoirs, a été annoncé par le ministre des Arts et de la Culture au mois d’août 2020. Officiellement instruit par le président Paul Biya, il avait pour objectif de produire un ouvrage de référence sur L’histoire générale du Cameroun. Un « comité scientifique » présidé par Pierre Ismael Bidoung Mpkwat, ministre des Arts et de la Culture, ayant pour vice-présidents les professeurs Daniel Abwa et Julius Ngoh, tous deux historiens respectés, avait été mis sur pied, pour une durée maximale de deux ans éventuellement renouvelables. Selon les informations de RFI, une soixantaine d’historiens, une dizaine d’archéologues et autant d’archéologues, de géographes, d’historiens du patrimoine, de linguistes et de socio-anthropologues avaient été pressentis dans un casting qui prévoyait des « institutionnels », dont des juristes. Des projections avaient prévu un travail scientifique réparti en six volumes. Depuis lors, le projet est en hibernation. Sans explication.
Controverse sur les manuels d’histoire
Le Cameroun fait aussi face à de vives controverses au sujet des programmes et manuels d’histoire en vigueur. Des historiens déplorent le fait qu’il n’y ait pas, depuis des années, de livres inscrits aux programmes pour le second cycle de l’enseignement secondaire. « Des livres existent, rédigés et proposés par des historiens camerounais. Mais ils n’ont jamais été sélectionnés. On nous a fait des remarques que nous avons prises en compte chaque fois. Mais rien n’a changé », regrette Daniel Abwa, tête de proue des éditeurs déçus. Tout autre est le point de vue du Conseil national d’agrément des manuels scolaires et des matériels didactiques (CNAMSMD), organe consultatif qui assiste les ministres chargés de l’éducation nationale dans sa mise en œuvre de sa politique nationale du livre. « Nous avons effectivement reçu des propositions d’ouvrages, mais pour la plupart, elles ont été jugées insatisfaisantes. Il est vrai, ces deux dernières années, les remarques suggérées aux éditeurs pour des améliorations en compte. Mais Il faut savoir que la production des manuels est plus exigeante encore, en particulier pour les classes du second cycle du secondaire », explique une voix autorisée du Conseil. L’histoire est donc enseignée, même si la validation des manuels proposés devra encore attendre.
Entre-temps, des universitaires se montrent critiques sur les contenus des enseignements et proposent, en lieu et place des leçons « portant des marques de l’omniprésence des colonisateurs », une « réorientation idéologique » qui accorde une plus grande place à l’histoire du Cameroun et à la mise en valeur de ses héros qu’il convient d’apprendre à célébrer. Une telle perspective prendrait en compte les actions de la France dans le cadre de la répression des militants et des activités d’un parti comme l’Union des populations du Cameroun (UPC) de Ruben Um Nyobe, ainsi que le déploiement de l’armée camerounaise sous le règne du premier président du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, dès la proclamation de l’indépendance du pays. Tout un programme !