Dans les plaines arides du Kenya, une photo de vache suffit désormais à ouvrir l’accès au crédit. Grâce à une technologie innovante conçue par une ingénieure congolaise, les troupeaux prennent une nouvelle valeur pour des millions de femmes longtemps oubliées par le système bancaire.
Reportage, comté de Kajiado – Kenya
À l’ombre d’un acacia poussiéreux, Mary Naserian retient ses bêtes d’un simple claquement de langue. À 38 ans, cette éleveuse maasaï connaît chaque vache par son nom. Pourtant, ce matin, c’est une autre reconnaissance qui est à l’œuvre : celle d’une intelligence artificielle venue donner un visage numérique à son troupeau.
Un agent de terrain s’approche, smartphone à la main. Il vise la tête d’une vache, déclenche la caméra. En quelques secondes, l’image est envoyée à une base de données alimentée par Halisi Livestock, un système d’identification bovine développé par Neotex.ai, une start-up fondée par Jenny Ambukiyenyi Onya. Au bout du processus, une empreinte faciale unique est créée, associée au nom de Mary. Désormais, cette vache est un actif bancaire reconnu.
« Avant, nos bêtes avaient de la valeur, mais pas aux yeux des banques », confie Mary, en regardant l’écran où s’affiche le profil de l’animal. « Maintenant, elles parlent pour nous. »
À l’origine de cette idée, Jenny Ambukiyenyi Onya, ingénieure congolaise formée à Nairobi, a voulu répondre à un problème récurrent : l’invisibilité économique des femmes rurales africaines. « Elles détiennent des troupeaux, des terres, une vraie richesse productive, mais ne peuvent pas la prouver », explique-t-elle. « Résultat : pas de prêts, pas d’assurance, pas d’investissement. »
Dans les campagnes africaines, près de 60 % des petits exploitants sont des femmes. Mais selon la FAO, elles ne reçoivent qu’une infime part des crédits agricoles. Les raisons sont multiples : absence de documents officiels, système bancaire rigide, et surtout, incapacité à fournir des garanties reconnues. Le bétail, pourtant pilier de l’économie familiale, reste ignoré par les institutions financières.
C’est là qu’intervient l’intelligence artificielle. Halisi Livestock fonctionne comme une reconnaissance faciale appliquée aux bovins. Chaque vache est identifiée de manière infalsifiable, grâce à des modèles biométriques uniques. « Le système s’appuie sur des traits faciaux spécifiques – forme des cornes, taches, proportions du museau – pour créer une identité numérique inviolable », précise Jenny.
Une révolution soutenue par la BAD
Cette innovation a séduit la Banque africaine de développement, qui a intégré Neotex.ai dans son programme AFAWA, destiné à renforcer l’entrepreneuriat féminin en Afrique. Ce soutien a permis à la start-up d’élargir ses opérations : 1 250 têtes de bétail ont déjà été enregistrées dans plusieurs zones rurales du Kenya.
Mais l’impact ne se mesure pas qu’en chiffres. Dans les villages ciblés, les femmes peuvent désormais solliciter des prêts pour acheter du fourrage, agrandir leur exploitation ou faire face à une sécheresse. « On ne vient plus les assister, on leur donne les moyens d’agir », souligne un représentant d’une coopérative locale partenaire.
Pour Jenny Onya, ce projet dépasse largement la seule question du crédit. Il s’agit de redéfinir la place des femmes dans l’économie informelle africaine. « Tant qu’on ne peut pas mesurer leur contribution, elles resteront exclues des décisions politiques et des investissements », affirme-t-elle. En rendant leur travail visible et traçable, l’ingénieure veut forcer les institutions à regarder autrement les économies rurales.
Son message, elle le martèle aussi aux jeunes Africaines : « La technologie n’est pas réservée aux grandes villes. Elle peut partir d’un smartphone et d’un troupeau. Il faut juste oser. »