Au moment où les francophones hors Québec dénoncent la réduction des seuils d’immigration et son lot de conséquences sur les communautés, l’enjeu de l’immigration francophone est relégué au second plan dans les discours de campagne électorale.
Le contexte de la guerre commerciale entre le Canada et les États-Unis fait ombrage à de nombreux enjeux que charrie la bataille électorale. Plusieurs francophones, en zone linguistique, minoritaire comme les provinces de l’ouest du Canada, avaient déjà du mal à accepter la suppression du ministère responsable des langues officielles dans le récent gouvernement Carney formé avant le déclenchement des élections, mais encore une fois, la guerre tarifaire est admise comme étant la principale priorité de l’heure au Canada. Certains craignent que l’absence de ce ministère demeure une option à long terme lors de la formation du prochain gouvernement après les élections du 28 avril 2025.
Il est évident que l’avenir de la francophonie est étroitement lié à l’immigration au Canada, mais les choix du gouvernement fédéral ont fait l’objet de sévères critiques et depuis lors, bien avant le début de la fièvre électorale, Ottawa a opté pour un certain refroidissement. Le président de l’Amicale de la francophonie multiculturelle du Manitoba regrette que la question de l’immigration ait été abordée de «façon anxiogène », car dit-il, réduire les seuils d’immigration signifie qu’on pose l’immigration comme un problème, « ce qui crée une situation d’inquiétude, reléguant au second plan les vrais enjeux tels que le logement, l’emploi, les difficultés d’intégration, sans compter les questions liées au racisme et à la discrimination ». Alphonse Lawson insiste pour dire que « ces immigrants apportent beaucoup au Canada sur le plan économique et sur le plan de la préservation de la langue française et bien d’autres domaines et donc, ne sauraient être un problème, mais plutôt une solution .»
De concert avec certaines universités de l’Ouest du Canada, l’Amicale de la francophonie multiculturelle du Manitoba s’est lancée dans une étude visant à démontrer l’apport économique des immigrants au Canada, qu’elle invite à considérer au-delà de simples statistiques. Pour sa part, l’Alliance des femmes de la francophonie canadienne a lancé une stratégie pancanadienne visant à améliorer le parcours des femmes immigrantes. Cette stratégie est le résultat d’une étude commandée par le gouvernement fédéral. On y apprend notamment que le taux de transmission de la langue française est encore plus élevé dans certaines familles lorsque la mère parle français. Ces femmes doivent pourtant faire face aux enjeux de santé mentale liés notamment à leur projet d’immigration et sont doublement minorisées du fait du genre et de la race. La directrice de l’Alliance Soukaina Boutiyeb invite les candidats à être clairvoyants sur les décisions prises au sujet des programmes Équité diversité inclusion (EDI) car les immigrants sont les premiers à souffrir des coupes budgétaires.
M. Lawson estime que le discours politique sur l’immigration n’est pas cohérent parce que «l’immigration est un véritable creuset d’intelligences, de compétences et de ressources, mais, dit-il, certains politiciens essaient de tirer le voile de leur côté tout en essayant de stigmatiser les différences pour justifier leurs recettes.»
La bataille des cibles en immigration
Arrivé du Burundi en 2005, Claude Ndeba a créé son entreprise Komera qui compte une dizaine d’employés à temps plein, dont plusieurs immigrants francophones. Plusieurs entrepreneurs comme lui comptent sur les cibles en immigration francophone depuis de nombreuses années pour renforcer la main-d’œuvre adaptée aux besoins de leur marché spécifique.
Avant il n’y avait pas d’immigrants francophones, mais en une vingtaine d’années, le nombre s’est accru et c’est un avantage très positif, reconnaît-il.
Le gouvernement Trudeau s’est en effet fixé, en octobre 2024, des cibles de 8,5 % en 2025, de 9,5 % en 2026 et de 10 % en 2027. Le Canada a atteint 7,21 % d’immigrants francophones hors Québec en 2024. C’est 1,21 de point de pourcentage de plus que la cible de 6 % initialement fixée, mais des observateurs ont noté que l’atteinte de cette cible a été rendue possible par une réduction de la cible de l’immigration générale. Ottawa a prévu de réduire les cibles d’immigration permanente de 21 %, ainsi que de plafonner l’immigration temporaire à 5 % de la population. En 2024, les résidents non permanents représentaient 7,3 % de la population. Leur nombre a augmenté de 133 % depuis 2021.
Le Parti libéral envisage de maintenir ce ralentissement général de l’immigration. Les conservateurs quant à eux s’engagent à rendre l’immigration dépendante du nombre de logements disponibles alors que le Nouveau Parti démocratique ne s’est pas encore fixé de cible d’immigration. Il affirme toutefois qu’il prendra en compte les besoins et les ressources disponibles.
Sur la question du refroidissement adopté sur l’immigration, les acteurs de la francophonie en milieu linguistique minoritaire et notamment hors Québec s’accordent à dire que ce n’est pas une exception, mais plutôt une obligation du gouvernement fédéral. Ottawa a adopté une loi et s’il est cohérent avec lui-même, il devra assurer l’égalité réelle entre les communautés anglophones et francophones pour rétablir le poids démographique, soutient Linda Cardinal, vice-rectrice associée à la recherche à l’Université de l’Ontario français.
Le vice-président de la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada Ibrahima Diallo partage ce regard. Le plafonnement du nombre d’étudiants étrangers récemment décidé, va toucher toutes les universités, toutes langues confondues, parce qu’une bonne partie de ces universités dépend des recettes que versent les étudiants internationaux, ajoute-t-il, mentionnant au passage que les étudiants dits internationaux paient des droits universitaires 3 à 4 fois plus élevés que leurs camarades canadiens.
L’immigration, un facteur de croissance et de développement
«On oublie que l’immigration est un facteur clef de notre avenir, de notre croissance, de notre développement » , soutient l’économiste Faiçal Zellama, lui-même immigrant. Il fait remarquer que la francophonie souffre depuis des années des stratégies de cible. « La cible ne change pas les choses, c’est les pratiques, les politiques et les stratégies qui peuvent changer les choses», dit-il.
Ibrahima Diallo qui a été enseignant d’Université au Canada pendant 40 ans attire l’attention sur la fermeture des programmes due au plafonnement du nombre d’étudiants et donc aux baisses de recettes. « Quand on ferme les programmes, on va miner la recherche et la collaboration entre les universités », a-t-il ajouté, en précisant qu’il est urgent de mettre en place des méthodes novatrices pour attirer et retenir les étudiants internationaux. «Ils auront des diplômes, dit-il, on ne va pas leur demander de faire des équivalences, souvent ils sont bilingues, trilingues et même souvent pintalingues et donc on devrait plutôt savoir en profiter pour rétablir les équilibres démographiques.»
La vice-rectrice Linda Cardinal, par ailleurs titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa de 2004 à 2019, note que le milieu minoritaire demande depuis de nombreuses années qu’on puisse combiner le parcours académique avec le parcours migratoire. Elle dit s’attendre à ce que le gouvernement garde le cap, « qu’il y ait plusieurs programmes et qu’on utilise la lentille francophone qu’on a développée jusqu’ici afin que les décisions ne soient pas des mesures négatives ou punitives contre l’immigration et notamment en milieu linguistique minoritaire.»
« L’ouverture aux frontières a été très critiquée, mais d’aller de l’ouverture à la fermeture c’est un peu jouer avec des gens comme des yoyo, alors que ce que semblent demander les acteurs, c’est une meilleure planification, à savoir se mettre avec des recteurs, différents acteurs et autres présidents des collèges et universités, notamment en contexte linguistique minoritaire pour planifier l’immigration et contribuer au financement des programmes», explique Mme Cardinal. On ne peut pas nous laisser uniquement sous les provinces, dit-elle, et attendre qu’on puisse développer une bonne relève dans la recherche.
Irahima Diallo note que la planification des mesures destinées au milieu minoritaire au Canada est un angle mort des politiques fédérales sur lequel Ottawa a pris beaucoup de retard. Il préconise que la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada ait d’importantes assises avec ceux qui prendront bientôt les rênes du pays pour revoir les enjeux de l’immigration et retenir des actions concrètes et palpables sur le terrain, «pour le grand bonheur de l’ensemble du Canada.»
Jean Vincent Bolivar