Notre invité Afrique ce dimanche 26 mars est l’écrivain camerounais Eugène Ebodé. Dans son onzième roman Habiller le ciel, édité dans la série Continents Noirs chez Gallimard, il sculpte une mosaïque africaine autour d’une Mama Africa qui n’est autre que sa mère : « celle qui m’invitait à habiller le ciel de prières pour détourner de mon chemin de furieux orages », écrit-il. Eugène Ebodé répond à Houda Ibrahim.
La mémoire, le souvenir de votre mère, domine votre roman Habiller le ciel mais à travers Vilaria, votre mère, c’est enfin le portrat d’une famille camerounaise que vous esquissez ?
Eugène Ébodé : C’est exact, c’est le portrait d’une famille endeuillée. Mais au-delà du portrait de la famille, c’est aussi une convocation d’un espace africain que j’ai essayé de restituer à travers des circonstances qui n’étaient pas favorables, c’est-à-dire la mort d’une mère.
J’ai eu moi-même la première surprise de m’apercevoir que ce n’était pas un roman de la tristesse, c’était un roman du souvenir mais aussi du prolongement de celui-ci vers un horizon que j’appellerais le passé recomposé. Il y a les prémices d’une attitude à l’égard de la création, c’est-à-dire que le jeune homme que j’étais à l’époque de la convocation des premiers souvenirs, c’est celui qui tendait vers l’imagination combinée avec une possibilité de renverser un ordre qui n’était pas forcément favorable.
« C’est un passé, comme vous dites, recomposé » que vous racontez. Est-ce pour donner à votre mère la vraie place que son être méritait ?
Oui, je pense, à travers une mère et notamment la mienne qui a fait de moi ce que je suis, parce que si j’avais suivi mes instincts initiaux, j’étais plus porté vers le jeu, vers le football et non vers la littérature. Et donc elle a souhaité que j’aille à l’école puisqu’elle-même n’avait pas fréquenté les bancs de l’école. Elle était donc une analphabète mais elle avait une telle connaissance de la vie traditionnelle et de sa propre langue que c’était un régal de l’écouter et puis, elle a souhaité que je puisse avoir un autre destin. Donc, les diplômes en particulier, étaient pour elle l’occasion d’une fête, d’une fête à la maison et comme elle était danseuse, elle combinait la satisfaction d’avoir des enfants qui récoltaient des bonnes notes à la convocation de son propre souvenir d’artiste, de danseuse et elle dansait. Elle invitait les voisins à participer à cette symphonie collective.
Vous écrivez : « Raconter cette mère disparue, c’est comme tresser une sépulture de paille, destinée à dévorer bien vite la montagne pour se disloquer dans les ravins de la mémoire ». Et vous l’appelez également Mama Africa, votre mère…
Oui, je l’appelle Mama Africa d’abord parce qu’elle aimait beaucoup Myriam Makeba. Elle aimait aussi le continent, l’Afrique. Quand je suis allé au Tchad, c’était ma première expérience à l’étranger, elle a laissé faire et ensuite je sais que j’ai eu une autre expérience de la Côte d’Ivoire, cette fois dans le domaine sportif, elle n’était pas très heureuse de me voir sur les terrains de football mais elle a accepté que je puisse acquérir une expérience de l’ailleurs. Cette expérience de l’ailleurs a beaucoup compté dans mon imaginaire.
Au long de ce roman, vous décrivez votre sentiment de culpabilité. Votre mère est partie alors que vous étiez absent. L’écriture vous a-t-elle guéri de cette culpabilité ?
Bien sûr, elle fait beaucoup de choses et d’abord, des rattrapages. Et puis, vous pouvez faire votre mea culpa, reconnaitre vos torts. En écrivant, vous regardez aussi… et la première des leçons que l’on peut avoir, c’est aussi par soi-même.
Pour mon absence à l’enterrement de ma mère, ce n’était pas forcément une manière de m’extraire de la procession qui l’accompagnait à sa dernière demeure, c’était des circonstances. Nous étions sous Covid et c’était aussi l’idée que Mère étant morte en septembre, c’est le mois de la rentrée des classes. Je pensais qu’elle serait très heureuse que je sois devant mes élèves et non autour de son cercueil.
En écrivant, je me suis aperçu que l’occasion qui m’était donnée d’opérer une sorte d’introspection et de sentir le poids de la culpabilité, eh bien le poids des mots m’enlevait les mots désastreux pour que la fête soit celle de la connaissance. Et Mère, je suis sûr que d’ailleurs, elle le fait dans le dernier chapitre de ce livre qui correspond, je pense, au sentiment que nous avons eu et à la communication qui n’est pas rompue entre nous.
Au dernier chapitre de votre roman, Mère, comme vous l’appelez, continue à vous écrire de l’au-delà. Elle continue aussi à vous raconter des histoires, des secrets. Est-ce une manière de dire que nos proches disparus continuent de vivre à travers nous ?
Ce chapitre est important parce qu’il restitue aussi la spécificité des littératures africaines. Moi, j’en fais une mère qui continue, vous le voyez bien, par-delà les espaces et par-delà les frontières du vivant et de la mort, à me tenir la main, qui continue à m’alimenter en réflexion, en bonheur et en amour, et cet amour est une lumière perpétuelle, et là, avec ce livre, j’ai essayé de toucher à quelque chose qui s’appelle l’africanité et qui rime avec l’immortalité.