L’interpellation du directeur général d’Eneo et son audition, pendant près de deux heures, à la direction de la Police judiciaire de Yaoundé, continue d’émouvoir la communauté des investisseurs. Le 1er septembre 2022, le Groupement inter-patronal du Cameroun (Gicam) a adressé une lettre de protestation au délégué général à la Sûreté nationale (DGSN). Dans ce courrier, qui arrive après la correspondance de désapprobation envoyée au Premier ministre par la Cameroon Power Holdings (CPH), filiale du fonds d’investissement britannique Actis et propriétaire de 51% du capital de l’électricien camerounais, la plus importante organisation patronale du pays demande même « des sanctions adéquates » contre les « responsables de telles dérives ». Dans l’opinion, on continue de s’interroger sur les actes qu’a bien pu poser Patrick Eeckelers (photo), en moins de six mois passés à la tête d’Eneo, pour mériter un tel traitement. Investir au Cameroun a mené l’enquête et vous plonge au cœur d’une affaire à tiroirs, qui mêle batailles de positionnement, soupçons de détournements et de corruption, règlements de compte et menaces de mort présumés…
Depuis quelques jours, de hauts cadres d’Eneo sont auditionnés à la direction de la Police judiciaire (DPJ) de Yaoundé. Selon nos informations, le secrétaire général, Henry Epesse, et l’ex-inspecteur général, Jean Severin Nto’o Nsom, y sont déjà passés. Ces auditions font suite à une plainte contre X pour diffamation, introduite par le concessionnaire du service de distribution de l’électricité et son directeur général (DG), Patrick Eeckelers.
Cette action constitue une contrattaque à l’arrestation du patron d’Eneo et aux accusations qui visent ce dernier, de même que certains de ses collaborateurs. La plus grave de ces accusations est de nourrir un projet d’assassinat contre Jean Séverin Nto’o Nsom et Guy Merlin Beyack, un employé licencié le 17 juin 2022. Ce dernier est lui-même convoqué à la DPJ ce 19 septembre. Dans cette affaire, Eneo joue gros. Les allégations qui visent l’entreprise ces dernières semaines sont, par exemple, à mesure de compromettre son opération d’emprunt de 210 milliards de FCFA, négocié depuis plus de trois ans auprès de la Société financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale dédiée au financement du secteur privé.
Rencontré le 11 septembre dernier, Guy Merlin Beyack, dont la plainte est à l’origine de l’arrestation de Patrick Eeckelers le 17 août, assume ces allégations graves. « Après m’avoir licencié, ils veulent maintenant m’assassiner. J’ai reçu une menace de mort directe ! », lance-t-il. L’histoire racontée par l’ex-agent est identique à celle contenue dans un document publié sur les réseaux sociaux. Ce dernier met d’ailleurs un exemplaire à notre disposition, de même qu’une capture d’écran d’une discussion avec la directrice des ressources humaines, Erica Conrad, datant d’avril 2022. Elle y indique avoir demandé que la sécurité personnelle de Guy Merlin Beyack soit renforcée.
Autres faits évoqués pour étayer ses accusations, l’ex-employé cite aussi le cambriolage non élucidé de son bureau intervenu le 3 juin 2022. Dans sa plainte déposée à la Légion de gendarmerie du Centre après cet évènement, il est déjà question de menaces de mort et de tentative d’assassinat. Mais, le directeur général d’Eneo n’est pas indexé.
Interpellé par son employeur, Jean Séverin Nto’o Nsom affirme pour sa part avoir tout découvert sur Internet et nie avoir sollicité une protection du gouvernement. Malgré tout, à la direction générale d’Eneo, on est convaincu que cette « campagne de désinformation et de dénigrement » est orchestrée de l’intérieur, dans le but de déstabiliser Patrick Eeckelers, nommé à la tête de la filiale locale du fonds d’investissement britannique Actis le 30 mars dernier. D’où l’audition des hauts cadres de la filiale locale du fonds d’investissement britannique Actis. « Certains pensent que c’est leur tour de diriger l’entreprise et d’autres veulent conserver des positions de pouvoir acquis sous l’ancien DG », commente une source proche du top management.
Parmi les ambitieux, on cite le Camerounais Henry Epesse et le Marocain Amine Hommane Ludiye. Le premier cumule près de 18 ans d’ancienneté. Secrétaire général depuis bientôt trois ans, le juriste de formation a été tour à tour directeur juridique et conseiller technique aux affaires juridiques et stratégiques. Le deuxième est directeur général adjoint en charge de la production. Arrivé au sein de l’entreprise en février 2021, le polytechnicien vient du groupe Engie, où il dirigeait la filiale nord-africaine depuis janvier 2016.
Et parmi ceux qui veulent conserver leur position de pouvoir, les noms de Jean Severin Nto’o Nsom et Guy Merlin Beyack reviennent régulièrement. Les deux principaux visages de la crise qui secoue actuellement Eneo ont en commun d’avoir travaillé pour la sous-direction de la conformité technique (SDCT). Créée le 17 février 2020 par l’ancien patron de l’entreprise, le Français Eric Mansuy, cette unité a alors pour mission de « lutter contre les réseaux organisés de fraude [électrique] et poursuivre les auteurs en justice ». Elle ne rend compte qu’au directeur général. En fin 2021, la SDCT devient l’inspection générale (IG). Jean Severin Nto’o Nsom en a la direction, alors que Guy Merlin Beyack est son collaborateur chargé des investigations.
« Performances professionnelles exceptionnelles »
En 2021, selon le pointage fait par l’électricien, 487 barons de la fraude sont mis aux arrêts et à la disposition de la justice, 162 faux électriciens arrêtés, 15 employés d’Eneo et 30 des entreprises partenaires licenciés. À en croire l’entreprise, cette lutte contribue aussi à l’amélioration du rendement de distribution qui atteint 75,73% au premier trimestre 2022, contre 69% à la création de la SDCT-IG, soit une hausse de près de 7%. En février 2022, Guy Merlin Beyack reçoit même une prime de 300 000 FCFA pour « des performances professionnelles exceptionnelles » réalisées dans le cadre de la lutte contre la fraude sur le réseau électrique.
Malgré ces résultats, à son arrivée à la tête de l’entreprise, Patrick Eeckelers démantèle la SDCT-IG et confie, le 7 juin, la lutte contre la fraude à la direction adjointe de la sûreté, dirigée par Remy Jean Plissier, présenté comme un militaire français à la retraite. Depuis lors, les réseaux sociaux bruissent de messages accusant le Belge d’avoir pris cette décision pour protéger des collaborateurs véreux et saboter la lutte contre la fraude. En guise de preuve de ces allégations, Guy Merlin Beyack brandit un mémo titré « Dénonciation des réseaux mafieux de corruption, détournement de fonds, vols de matériels, sabotage des centrales thermiques. Complicité des hauts cadres d’Eneo et silence complice du nouveau directeur général d’Eneo Cameroon S.A. ».
Dans ce document, neuf cas de « violations, infractions, atteinte aux intérêts de l’Etat du Cameroun à Eneo » sont listés : affaire de l’achat foireux de quatre groupes Caterpillar, achat de pièces de rechange contrefaites, vols de transformateurs, tentative d’arnaque du président de la Commission nationale anti-corruption (Conac), marché non conforme, trafic de carburant… Le tout pour un préjudice qui se chiffrerait à plusieurs milliards de FCFA, apprend-on.
La saisine de la Conac
Chez Eneo, nos sources affirment, documents à l’appui, que des enquêtes ont déjà été menées sur plusieurs de ces affaires. Elles ont donné lieu à des procédures disciplinaires entre 2015 et 2021. Sauf que les sanctions ont été pour l’essentiel moins sévères que celles suggérées par la SDCT-IG. À titre d’illustration : pour l’affaire de l’achat des pièces de rechange contrefaites pour les centrales thermiques du Nord, instruite en 2021, sept employés, dont plusieurs directeurs, ont écopé de trois à huit jours de mise à pied pour « non-respect des procédures », là où l’unité de Nto’o Nsom et Guy Merlin Beyack recommandait des licenciements et des poursuites judiciaires.
Par ailleurs, certaines enquêtes sur des sujets jugés « sensibles » sont restées sans suite connues. A ce sujet, on peut par exemple citer celle sur l’achat du matériel « non conforme » à hauteur de plusieurs milliards de FCFA, notamment pour la centrale de Bertoua (Est), qui a nécessité la venue, en 2018, d’experts mandatés par l’actionnaire majoritaire lui-même. Mais, comme on peut le constater, la plupart de ces procédures disciplinaires sont antérieures au mandat de Partick Eeckelers, nommé il y a moins de six mois.
Pour les mêmes faits, Guy Merlin Beyack, qui se positionne comme un lanceur d’alerte, saisit aussi la Conac avec qui il interagit depuis au moins 2018. A la suite, des responsables d’Eneo sont auditionnés. Le 10 mai 2022, Dieudonné Massi Gams, le président de l’institution de lutte contre la corruption, envoie un courrier au DG de l’énergéticien, annonçant l’arrivée d’une mission les 11 au 12 mai 2022 au siège de la société à Douala. Il est alors question de porter, à sa connaissance, « certains faits de corruption perpétrés par de hauts responsables » de la structure dont il a la charge. Mais aujourd’hui, le dossier aurait été « abandonné », a-t-on appris de sources internes, qui n’ont pas souhaité en dire davantage.
« Eneo rappelle qu’elle prendra toujours très au sérieux toutes les dénonciations, d’où qu’elles viennent », a réagi l’entreprise le 23 août. La filiale d’Actis ajoute que sa détermination à lutter contre la fraude « reste intacte ». Dans son message au personnel le 8 avril 2022, soit une semaine après sa nomination, Patrick Eeckelers a même érigé « le renforcement de la politique de tolérance zéro en matière d’éthique » au rang de ses priorités. Seulement, « Eneo effectue une évaluation régulière du dispositif de lutte contre la fraude et apporte des ajustements organisationnels conséquents pour optimiser le déploiement », indique l’électricien, pour justifier la réorganisation du dispositif de lutte contre la fraude, qui a notamment conduit à la dissolution de SDCT-IG.
Le passif de Mansuy
Dès son arrivée à la tête de l’entreprise le 28 novembre 2019, en remplacement de Joel Nana Koncthou, Éric Mansuy fait de la lutte contre la fraude une obsession. Selon les estimations de l’énergéticien, ce phénomène fait perdre au secteur 60 milliards de FCFA par an. Pour mener le combat, il crée donc la SDCT-IG à qui il donne tous les pouvoirs. Ce service travaille par ailleurs en collaboration avec la gendarmerie. Puisqu’avant son départ, Joel Nana Koncthou a obtenu de l’actuel ministre en charge de la Défense, Joseph Beti Assomo, l’appui de la gendarmerie pour lutter contre ce phénomène.
Mais, sous les résultats positifs, le malaise couve. Selon plusieurs employés, le dispositif de Mansuy engendre des chevauchements entre la direction centrale en charge de la distribution et du commerce, dont l’une des missions principales est la lutte contre la fraude via la direction de la régulation des pertes ; la direction générale adjointe chargée du développement corporatif, qui doit servir de support dans cette lutte à travers la sous-direction (ou direction adjointe) de la sûreté ; et la SDCT-IG, qui doit mener des missions d’intelligence.
Un conflit de compétence se fait aussi jour entre la SDCT-IG et la direction de l’audit interne et la conformité. Cette division est chargée, à travers la sous-direction de l’éthique et de la conformité, de mener des enquêtes sur les salariés soupçonnés de violation des règles éthiques de l’entreprise.
En plus, selon les résultats préliminaires d’un audit en cours, plus d’un milliard de FCFA ont été décaissés en procédures dérogatoires au bénéfice de la SDCT-IG en deux années de fonctionnement. Ce que le nouveau directeur général, qui a également la maîtrise des dépenses de fonctionnement comme objectif, estime optimisable.
En outre, l’unité de Nto’o Nsom fait elle-même l’objet de dénonciations de la part des clients et du personnel. Dans ces courriers, dont certains remontent à 2020, on y indexe ses méthodes jugées expéditives. On l’accuse aussi d’entretenir elle-même la fraude, et son personnel de se faire de l’argent sur le dos de la lutte contre la fraude. « Portées à son attention, Éric Mansuy n’a jamais accordé d’attention à ces accusations », souffle un haut cadre de la direction de l’audit interne et la conformité.
Contrairement à son prédécesseur, Patrick Eeckelers décide d’enquêter et met la sous-direction de l’éthique et de la conformité sur le coup. C’est d’ailleurs l’une de ces enquêtes qui conduit à l’arrestation du Belge après une plainte pour « faux dans un acte » et « dénonciation calomnieuse en coaction », introduite par Guy Merlin Beyack auprès du tribunal de première instance de Yaoundé-centre administratif.
Aux sources de l’arrestation du DG d’Eneo
Tout commence le 14 janvier 2022. La SDCT-IG ouvre une enquête pour « construction non conforme d’un réseau d’électrification, arnaque et raccordement frauduleux d’un réseau dans la localité de Boutourou, département de Ndikiniméki par l’établissement Asser ». Alors que l’enquête est en cours, un des employés ciblés par l’investigation fait une dénonciation, le 24 du même mois. Procès-verbal de constatation à l’appui, il accuse Guy Merlin Beyack, qui conduit l’enquête, d’être l’auteur du raccordement litigieux et du branchement en direct de plusieurs ménages, dont la résidence de ses parents. Mais cette dénonciation est ignorée. Une enquête est plutôt ouverte par la Légion de gendarmerie du Centre contre Ernest Touem Asser, le propriétaire de l’entreprise ayant construit le réseau à problème, et un de ses techniciens.
Mais le vent tourne avec l’arrivée de Patrick Eeckelers. Le Belge autorise l’ouverture d’une enquête sur les allégations visant Guy Merlin Beyack. Le 5 mai 2022, une demande d’explication lui est adressée. Ce dernier (qui écrivait déjà au président de la République, Paul Biya, deux mois après la création de la SDCT-IG pour dénoncer des « attaques directes contre sa personne (…) du fait des investigations effectuées » et demandait quelques mois plus tard un « appui » au secrétaire général de la présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh, dans la lutte contre la fraude) nie tout en bloc et contrattaque.
Le 19 du même mois, Guy Merlin Beyack saisit le ministre de l’Eau et de l’Énergie (Minee), Gaston Eloundou Essomba, pour dénoncer un complot visant à le licencier de l’entreprise et introduit une plainte pour « faux dans un acte » et « dénonciation calomnieuse en coaction ». Il estime que le procès-verbal de constatation qui l’incrimine est un faux, et les allégations qui l’indexent sont des calomnies. Sa plainte vise notamment les responsables de la direction de l’audit et de la conformité, qui ont été chargés d’investiguer sur les allégations le concernant.
À la suite, une enquête préliminaire est ouverte par Légion de gendarmerie du Centre. Les employés d’Eneo visés par la plainte sont convoqués le 9 juin. Certains s’y présentent. Mais redoutant d’être placés en détention dans une affaire où ils estiment n’avoir fait que leur travail, ils ne répondent pas à la seconde convocation. Ils sont alors considérés en fuite et un avis de recherche émis contre eux.
Le 12 août, le procureur de la République de Bafia, à qui le dossier a été transmis le 3 juin, émet cinq mandats d’amener, dont un contre Patrick Eeckelers. C’est la première fois que le nom du DG d’Eneo apparaît dans ce dossier, du moins comme suspect. Le substitut du procureur, Benjamin Alo’o, qui signe ces documents, saisit également la DPJ de Yaoundé pour demander l’interpellation des suspects et leur déferrement au parquet de Bafia. C’est en exécution de cette demande que le DG d’Eneo est arrêté le 17 août. Mais après près de deux heures d’audition, il sera plutôt libéré et non déféré à Bafia. Depuis lors, ce volet de l’affaire piétine…
« On me balade ! », dénonce Guy Merlin Beyack qui crie à l’injustice et se dit à bout. Il faut dire qu’en plus des multiples procédures judiciaires qui le visent (le propriétaire de l’établissement Asser a également porté plainte contre lui à la DPJ de Yaoundé), le technicien supérieur de génie mécanique a perdu son emploi. Il a été licencié le 17 juin pour « perte de confiance » à la suite de plusieurs procédures disciplinaires ouvertes contre lui.
Selon sa lettre de licenciement, il lui est précisément reproché trois choses : le déplacement non autorisé du 29 avril en utilisant abusivement le véhicule de l’entreprise, lequel a été endommagé à la suite d’un accident survenu le même jour ; une mission fictive sur la période allant du 24 au 30 avril 2022 et la saisine directe des institutions étatiques avec usurpation de titre et en violation des directives internes. Lui, il parle d’un licenciement abusif et promet de saisir l’inspection du travail. Affaire à suivre !
Aboudi Ottou (investir au Cameroun)