Trois ans après la tenue du « grand dialogue national », la crise qui secoue les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest a gagné en complexité. L’octroi du « statut spécial » à ces deux régions anglophones est loin de faire l’unanimité sur son efficacité à ramener la paix dans cette partie du pays où sévissent, depuis six ans, des groupes armés sécessionnistes.
C’était, à bien des égards, un pari politique risqué pour le président Paul Biya. L’octroi d’un « statut spécial » aux régions anglophones du pays était apparu comme une des recommandations majeures du « grand dialogue national » (GDN), convoqué par le chef de l’État camerounais du 30 septembre au 4 octobre 2019 afin « d’examiner les voies et moyens de répondre aux aspirations profondes des populations » des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.
Visiblement, le président Biya tenait à confondre ceux qui doutaient d’une volonté politique réelle à donner suite à cette préconisation. D’où la promulgation, en décembre 2019, de la loi portant Code général des collectivités territoriales décentralisées, puis la signature, un an plus tard, du décret déterminant les modalités d’exercice des fonctions de « Public Independent Counciliator ».
Le premier texte indique clairement que « les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest bénéficient d’un statut spécial fondé sur leur spécificité linguistique et de leur héritage historique ». Ledit « statut spécial » « se traduit au plan de la décentralisation par des spécificités dans l’organisation et le fonctionnement de ces deux régions » et « par le respect des particularités du système éducatif anglophone et la prise en compte des spécificités du système judiciaire anglo-saxon basé sur la Common Law ».
Quant au décret présidentiel de décembre 2020, il précise que la « Public Independent Conciliator » est une « autorité indépendante », chargée « d’examiner et de régler à l’amiable les litiges opposant les usagers et l’administration régionale et communale », de « défendre et protéger les droits et libertés dans le cadre des relations entre les citoyens et la Région ou les communes de la Région », entre autres attributions.
Satisfaction du gouvernement
Trois ans après la tenue du « grand dialogue national », les analyses relatives à la mise en œuvre du « statut spécial » attribué aux régions anglophones sont contrastées. Le régime en place ne dissimule pas sa satisfaction, mettant en avant les acquis. Insistant sur « les avantages » et les « pouvoirs supplémentaires » accordés aux populations des régions anglophones, Elvis Ngole Ngole, élite du Sud-Ouest et membre du Comité central du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir), explique que « ce statut spécial a permis aux deux régions de disposer des moyens et des opportunités pour accélérer leur développement ».
Et d’ajouter : « Les deux régions sont pilotées ou gérées par des assemblées générales qui ont un pouvoir délibératif. Ces assemblées sont organisées et fonctionnent comme des institutions bicamérales : la chambre des délégués départementaux et la chambre des chefs traditionnels, ce qui n’est pas le cas dans les huit autres régions francophones. » De plus, mentionne-t-il, « au niveau des deux régions, et même au niveau local, il existe un médiateur, qu’on appelle “Public Independent Conciliator”, qui est une personnalité nommée par le président de la République pour gérer, résoudre et éviter les problèmes entre les citoyens et leurs élus, afin d’éviter moins de conflits et permettre que le travail avance dans la gouvernance locale et régionale ».
Ce satisfecit est loin de faire l’unanimité. De fait, de vives critiques sont émises ici et là. Parmi les plus retentissantes, celles formulées par Simon Munzu, ressortissant du Sud-Ouest, défenseur de la cause anglophone depuis une trentaine d’années, auteur d’un ouvrage publié en 2021 sous le titre évocateur Pas de statut spécial, et dont il martèle que le contenu demeure d’actualité. « Le fameux “statut spécial” prétendument accordé aux régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest par la loi du 24 décembre 2019 et le décret présidentiel du 24 décembre 2020 est une coquille vide », tranche l’ancien enseignant des universités camerounaises et membre de la Coalition of Cameroon Federalits Groups and Activists.
« Ces deux instruments juridiques proposent une liste impressionnante de domaines dans lesquels les collectivités territoriales décentralisées sont appelées à exercer des “compétences transférées”. Mais ils ne fixent ni un calendrier précis, ni une procédure claire à suivre pour le transfert effectif de ces compétences et des ressources connexes par le gouvernement aux collectivités territoriales décentralisées, développe Simon Munzu. Les deux textes énoncent également une liste tout aussi impressionnante d’éventuelles sources de revenus ouvertes aux conseils régionaux et municipaux. Mais ils omettent de préciser comment ces recettes peuvent être perçues et de démontrer que les montants perçus en temps voulu seraient suffisants pour répondre aux besoins de financements de ces conseils. »
Les défis demeurent
Faut-il en conclure que le pays aura perdu trois années dans son espoir de mettre fin à la crise socio-politique qui secoue les régions anglophones depuis fin 2016, période de résurgence des revendications fédéralistes, voire sécessionnistes, qui ont gagné, depuis lors, en complexité ? Et cela en dépit d’un apparent affaiblissement des combattants armés qui opèrent dans la zone pour ces causes, et malgré une batterie de mesures décidées par le président Biya pour répondre aux nombreuses demandes formulées.
Les avis divergent à propos de la recette politique de sortie de crise. « Le statut spécial est l’une des voies qui ouvrent la porte de sortie de crise. Mais ce n’est pas la seule porte. C’est une voie qui, à travers le grand dialogue national, a été mise en place et qui peut porter des fruits en termes de solutions », persiste Elvis Ngole, membre du Comité central du RDPC. Pourtant, « même avec ses éléments du supposé “statut spécial”, ce système n’aborde pas les griefs fondamentaux relatifs à la marginalisation, à la domination, à l’assimilation, à l’assujettissement et à la prise de contrôle du territoire et des populations du Southern Cameroons [qui couvre les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, NDLR] », affirme Simon Munzu.
Manifestement, trois ans après la tenue du « grand dialogue national », les défis à relever demeurent, si l’on en croit des analyses qui font autorité. « La situation dans les régions anglophones s’est passablement dégradée. L’insurrection s’est structurée et la crise est devenue plus complexe. De plus en plus de logiques criminelles et une économie de la guerre sont venues se greffer aux dynamiques initiales, se désole Raoul Sumo Tayo, historien, chercheur associé au Centre d’études de recherche en paix, sécurité et intégration à l’université de Maroua, dans la partie septentrionale du pays. Aujourd’hui, il est fort possible que le statut spécial dont il est question soit inadapté à ce contexte nouveau. D’ailleurs, il était très vite apparu que ce statut n’avait de spécial que de nom, car ne portant pas les attributs généralement rattachés aux statuts spéciaux. Ce qui aurait pu être une fenêtre d’opportunité pour régler définitivement une crise qui date des années 1960, semble n’avoir été qu’un tour de prestidigitation. »
De nouvelles assises en perspective ?
Alors quelles perspectives ? Certains souhaitent de nouvelles assises, sur des bases différentes du « grand dialogue national ». C’est le cas de Simon Munzu, défenseur résolu d’un retour au fédéralisme comme unique solution à la crise anglophone, et qui appelle à l’organisation d’« un véritable dialogue national franc, global et inclusif, sur le “problème anglophone” et la “crise anglophone”, précédé d’une rencontre préparatoire des anglophones entre eux ».
Reste qu’une telle proposition ne risque pas de prospérer. Nombreux sont ceux qui voient mal le président Biya, qui n’avait pas tari d’éloges sur le « grand dialogue national » au sortir des travaux, convoquer de nouvelles assises sur la « crise anglophone ». Peut-être le chef de l’État va-t-il plutôt accélérer le parachèvement de la mise en place des conditions d’un fonctionnement optimal du « statut spécial » des régions anglophones ? Il faudra pour cela se hâter de signer les « textes d’application » de la loi de décembre 2019, qui restent encore attendus. Ce qui n’est pas une carte politique négligeable.
Source: RFI