Enquête · Il y a dix ans, un faubourg de la capitale éthiopienne a été rasé pour faire place à une nouvelle brasserie de la firme néerlandaise Heineken. Un accaparement de terres qui n’a profité à personne dans le pays. Cinq agriculteurs qui ont tout perdu racontent leur calvaire.
Le 28 février 2013, la ministre néerlandaise du Commerce extérieur et de la Coopération pour le développement, Lilianne Ploumen (sociale-démocrate), a posé la première pierre symbolique d’une nouvelle brasserie de Heineken à Kilinto, dans les faubourgs d’Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie. La ministre n’était sans doute pas consciente des conditions dans lesquelles cette usine avait été construite. Selon deux quotidiens néerlandais, de Volkskrant et Het Financieele Dagblad, le tapis rouge avait été déroulé pour Mme Ploumen, et la cérémonie était festive. La ministre était accompagnée du directeur local de Heineken et d’un haut fonctionnaire éthiopien. Sous un soleil radieux, des danseurs en robes colorées leur avaient réservé un accueil chaleureux.
« Cela profite à tout le monde », avait déclaré Mme Ploumen, euphorique. Cette usine était une promesse d’emplois, de nouvelles opportunités pour les agriculteurs éthiopiens… et de plus de bénéfices pour la multinationale néerlandaise. Mme Ploumen, qui a été ministre de 2012 à 2017, était une adepte de la politique combinée de l’aide au développement et du commerce extérieur, qui a toujours été populaire dans son pays : faire (supposément) du bien sans oublier ses propres intérêts.
Plus tard, en 2013, la reine Máxima a également fait l’éloge de Heineken en Éthiopie. « Un exemple fantastique », a-t-elle déclaré à l’agence de presse néerlandaise ANP, évoquant une combinaison d’aide alimentaire, d’amélioration de la qualité des aliments, de réduction de la pauvreté et de financement inclusif.
Réduction de la pauvreté ? Dans un quartier populaire de la capitale aux routes non goudronnées, à quelques minutes de la brasserie, nombreux sont ceux qui pensent différemment. On y trouve des familles d’agriculteurs qui ont dû faire « place au progrès ». Au total, ce sont près de 200 personnes qui ont vécu sur les terres où se trouve actuellement la brasserie et qui se considèrent aujourd’hui comme victimes d’expropriation forcée, ou bien d’accaparement des terres – un crime mentionné dans une future loi sur la responsabilité sociale des entreprises internationales, qui est actuellement en débat aux Pays-Bas1.
« AU MOINS, NOUS AVONS PU ENTERRER MON PÈRE »
Selon ces agriculteurs, l’acquisition des terres par Heineken a causé des morts et a été suivie d’actes de torture. « C’était une période morose », raconte Tolosa Balacha, 69 ans, un homme avec une barbe grise et une casquette camouflage verte. Sur un terrain de 1 000 mètres carrés, il cultivait de l’orge et du teff, une céréale dont on fait l’injera, cette fameuse crêpe que l’on peut manger à la main. Balacha vivait bien, jusqu’au jour où on est venu lui dire qu’il devait déménager. En compensation, il a reçu un terrain de 50 mètres carrés et 60 000 birr, soit un peu plus de 2 000 euros à l’époque. «
Le terrain était trop petit pour construire une nouvelle maison, et la somme d’argent insuffisante pour acheter une maison pour ma famille, dit-il. Nous nous sommes plaints auprès de Heineken et du comité de quartier, en vain. Je suis maintenant agent de sécurité sur un chantier de construction. Je vis au ralenti. »
Bezuelem Alemu, 38 ans, se souvient de l’énorme stress qui a submergé son père lorsqu’on lui a annoncé un départ obligatoire de la terre sur laquelle il avait vécu toute sa vie. Il avait plus de 60 ans à l’époque – elle ne connaît pas son âge exact. « Il était désespéré, se souvient-elle. “Que dois-je faire maintenant ?”, répétait-il sans cesse. Peu avant notre départ, il est mort d’une crise cardiaque. » L’expulsion de la famille a été reportée de plusieurs jours afin qu’elle puisse observer le deuil. « Mais nous étions mis sous pression : l’expulsion devait bien avoir lieu. Par la suite, nous nous sommes rendu compte qu’on a même eu de la chance. Une femme âgée à proximité est également morte de stress, mais son corps a dû être enlevé immédiatement. Au moins, nous avons pu enterrer mon père. »
Alemu était sur place quand le village a été rasé. « Ils sont venus avec un bulldozer et une unité d’élite de la police. Nos maisons ont été détruites de manière physique, et nous, les habitants, on nous a détruits psychologiquement. » Elle aussi a reçu 60 000 birr et un terrain de remplacement qui était considérablement plus petit. « Ça me fait toujours mal. Je suis née là-bas et nous avions tout. Aujourd’hui, je travaille comme femme de ménage. Ma vie aurait pu être tellement meilleure. »
TORTURÉ POUR AVOIR RÉSISTÉ
Atsetu Alebechew, 48 ans, dit que sa famille n’a même pas eu le temps de faire ses bagages. « Nous avons été chassés. » Elle aussi raconte l’histoire de deux habitants morts d’une crise cardiaque provoquée par le stress. « Je n’avais pas la force de combattre, dit à son tour Tilahun Demissie, qui se déplace dans un fauteuil roulant. Le dernier jour, j’étais tellement stressé que j’ai fondu en larmes, ça m’a complètement bouleversé. Ils m’ont trouvé un logement temporaire, mais au bout d’un moment, j’ai dû le quitter. Ensuite, j’ai vécu dans une boîte en carton. »
Tesfaye (prénom d’emprunt2) est en gilet orange vif, car il vient de travailler à la brasserie ce matin-là. Lui n’a pas accepté de se faire expulser, et il l’a payé cher. Il possédait un terrain de 2 000 mètres carrés, là où se trouve maintenant la salle de réunion de la brasserie. Il y a plus de dix ans, il dit avoir reçu un message l’informant qu’il devait partir dans les 24 heures, avec son chat, ses vaches et ses moutons. « J’ai refusé, et on m’a accusé d’inciter mes voisins à la révolte. » À l’époque, il avait un petit emploi à la municipalité, qu’il dit avoir perdu après son refus. Il affirme en outre avoir été emprisonné et torturé pendant trois jours.
Il était incarcéré dans une cellule avec beaucoup de monde – il ne veut pas se risquer à une estimation chiffrée. Il mime la position qu’on l’a forcé à adopter : les mains entre les pieds, enchaînées, on a versé des seaux d’eau sur lui. Il a également reçu des décharges électriques. Il a dû se déshabiller et ses bourreaux ont accroché une bouteille d’eau à son pénis pendant des heures. D’autres détenus ont subi des marquages de feu, dit-il, mais cela lui a été épargné. Du fait de sa résistance, il dit ne pas avoir reçu 60 000 birr, comme certains voisins, mais seulement 20 000.
Pour joindre les deux bouts, Tesfaye travaille pour Heineken depuis près d’un an. « C’est très humiliant. L’accaparement des terres nous a fait détester cette entreprise, mais nous sommes encore plus en colère contre le gouvernement. Il nous a expulsés de force et a donné notre terrain à Heineken », peste-t-il. Tesfaye a un « petit contrat » : le matin, il vérifie si les palettes sont en bon état. Si ce n’est pas le cas, il enfonce un clou. Son revenu dépend du nombre de palettes cassées. Dans un bon mois, il peut gagner 2 500 birr (plus de 40 euros), dans un mauvais mois, à peine 500.
C’est considérablement moins qu’un « salaire juste » avec lequel on peut vivre décemment en Éthiopie. Selon une étude de mai 2022, ce salaire était alors estimé à près de 200 euros par mois3. Interrogé sur ce point précis, Heineken indique qu’elle verse aux employés et au personnel externe des salaires équitables selon la définition du Fair Wage Network : « Nos données montrent que le sous-traitant concerné reçoit de quoi payer un salaire équitable à ses employés […]. Nous en discuterons avec cet entrepreneur, comme l’exige notre code de conduite des fournisseurs. »
LA RESPONSABILITÉ DE HEINEKEN EN QUESTION
Heineken est-elle responsable de ces injustices ? Comme c’est souvent le cas dans le domaine des entreprises et des droits de l’homme, il s’agit d’une question complexe, d’autant que le droit foncier en Éthiopie est particulier. Selon la Constitution éthiopienne, la terre appartient à l’État. Une entreprise peut faire une demande pour louer un terrain. Ensuite, c’est l’État qui s’engage à indemniser et à réinstaller les habitants.
Théoriquement, leur consentement est requis, mais si l’intérêt national est jugé supérieur à celui des résidents, ils peuvent être contraints de déménager. Par conséquent, d’après la loi, l’accaparement des terres n’existe pas : pas de vol sans propriété. Néanmoins, les agriculteurs éthiopiens ont une autre vision : souvent, ils occupent un terrain depuis des générations ; pour eux, de fait, il leur appartient. S’ils sont expulsés contre leur gré et/ou sans compensation adéquate, ils s’estiment victimes.
« Officiellement, les entreprises ne peuvent pas être responsables d’expropriation, indique Sander de Raad, le directeur national de TRAIDE, une ONG néerlandaise qui conseille les entreprises sur les investissements durables et inclusifs en Éthiopie. Cependant, nous conseillons toujours aux entreprises de s’engager et de suivre de près la procédure pour identifier et prévenir les abus. Parfois, le gouvernement peut créer des attentes et faire des promesses au nom d’une entreprise, par exemple sur l’emploi, sans que cette entreprise ne soit au courant. Cela peut entraîner de la frustration plus tard. »
La Banque mondiale donne un conseil similaire, et ce depuis plusieurs années. C’était déjà le cas il y a plus de dix ans, lorsque Heineken a acquis le site. L’avocate Channa Samkalden, qui a remporté un procès contre le géant pétrolier Shell il y a deux ans au nom de quatre agriculteurs nigérians et de leurs villages, souligne l’importance de l’implication des populations dans le processus : « Qu’ont-ils fait pour vérifier qu’aucune violation des droits de l’homme n’a eu lieu ? On doit analyser tous les effets négatifs potentiels. Selon le contexte, la responsabilité de Heineken peut aller loin : l’entreprise ne devrait-elle pas tout faire pour empêcher les violations des droits de l’homme ? »
Il semble que Heineken – qui à cette époque brandissait déjà le slogan « Brasser un monde meilleur » – ait complètement ignoré la procédure. Le géant de la bière n’a pas répondu à nos questions sur ce sujet. Un porte-parole indique : « En 2012, nous avons étudié la possibilité d’investir dans une nouvelle brasserie à Kilinto. À l’époque, des terres appartenant à l’État étaient réaffectées à un usage industriel, et une partie d’entre elles a été louée à Heineken. Selon les normes éthiopiennes, la procédure de négociation avec les parties prenantes est menée par le gouvernement. C’est lui qui est responsable d’une indemnisation équitable et de la réinstallation. »
AUCUN BÉNÉFICE POUR L’ÉCONOMIE
« Cela profite à tout le monde », avait déclaré Lilianne Ploumen en cette belle journée de février 2013. Ce fut en effet un succès commercial pour Heineken. Sur le marché éthiopien de la bière, très disputé, la firme a connu une poussée de croissance significative. Les Néerlandais se battent désormais pour le leadership avec leur rival français Castel, qui a récemment racheté deux brasseries à d’autres concurrents.
Mais, contrairement à ce qui avait été annoncé, l’arrivée de Heineken n’a pas conduit à plus d’emplois. Lorsque la firme est entrée sur le marché éthiopien, en 2011, en rachetant deux brasseries étatiques, près de 1 700 personnes y étaient employées. Aujourd’hui, la multinationale ne compte plus qu’un millier d’employés permanents, malgré la construction d’une troisième brasserie. Et bien que des agriculteurs éthiopiens aient pu bénéficier de la demande en matières premières de Heineken, le brasseur n’a pas non plus rempli les ambitions de son programme agricole africain. En 2010, la multinationale avait formulé l’ambition de faire passer, en dix ans, le pourcentage de production locale des ingrédients pour ses brasseries africaines de 48 % à 60 %. Pour de nombreuses raisons, ce programme a échoué. En 2020, le pourcentage était de 45 % – en baisse donc. En Éthiopie, en 2016, le pourcentage était de 28 % (Heineken refuse de communiquer des données plus récentes).
Interrogée par Afrique XXI, Heineken promet d’enquêter sur les allégations d’accaparement des terres et de torture. Le porte-parole déjà cité affirme : « Les allégations de violations des droits de l’homme sont alarmantes. Bien que nous n’ayons pas été directement impliqués dans la relocalisation, nous voulons comprendre ce qui s’est passé au niveau local et s’il existe des preuves d’actes répréhensibles. Et si c’est le cas, nous prendrons contact avec les autorités pour comprendre ce qui peut être fait pour y remédier. »
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Olivier van Beemen
Olivier van Beemen est un journaliste d’investigation néerlandais spécialisé sur l’Afrique. Il est l’auteur de Heineken en Afrique. Une multinationale décomplexée (Rue de l’échiquier, 2019), une enquête qui lui a valu un Tegel, le prix du journalisme le plus prestigieux aux Pays-Bas. Ses articles ont été publiés dans The Guardian, Le Monde, Mediapart, Mail & Guardian et de nombreuses autres publications internationales.