Dans les cercles monétaires et financiers, un débat intense a cours en Afrique centrale depuis le 22 avril 2022, date de l’adoption par la Centrafrique de l’usage comme monnaie officielle du bitcoin aux côtés du Franc CFA. Dans l’opinion publique en se référant aux réactions dans les réseaux sociaux et les médias, ceux qui approuvent cette décision semblent plus nombreux que ceux qui sont contre, même si le mot bitcoin ne laisse pas dans la mémoire des camerounais de beaux souvenirs avec la triste expérience de Liyeblimal. La plupart admirent surtout le courage du président de cet Etat, Faustin-Archange Touadéra qui, bien que présidant aux destinées de l’un des Etats les plus pauvres et les plus fragiles de la sous-région, ose ainsi défier pratiquement les mains nues, la Françafrique, qui, tel un ogre soumet l’Afrique francophone depuis 1945 à une répression monétaire féroce à travers les accords léonins de la zone franc. Par contre, du côté des Etats, c’est dire les autres pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), ainsi qu’au sein de l’institution d’émission monétaire et du régulateur de la monnaie digitale que sont respectivement la Banque des Etats de l’Afrique centrale (Beac) et la Commission de surveillance du marché financier d’Afrique centrale (Cosumaf), l’on ne cache pas la surprise et l’embarras, tant la décision du président centrafricain a pris tout le monde de cours. Particulièrement les autorités financières d’Afrique centrale qui crient carrément au scandale avec cet octroi par la Centrafrique d’un cours légal aux cryptomonnaies, une décision qui pour elles ressemble à une provocation pour des desseins qu’on ignore encore. Certains vont même jusqu’à penser qu’il s’agirait d’un piège posé par la Centrafrique de plus en plus abandonnée par ses soutiens financiers habituels dont la France et le Fmi, pour contraindre les autres états membres de la Cemac et de la zone franc à l’exclure de leurs rangs, afin de lui épargner une démission vers laquelle le pousse inexorablement sa lune de miel avec la Russie honnie par la communauté financière internationale.
C’est probablement la raison pour laquelle les réactions officielles sont rares pour l’instant. Seule la Beac est au front de la riposte. Selon certaines sources, à la demande des ministres des Finances des autres états de la Cemac, son gouverneur le tchadien Abbas Mahamat Tolli, a écrit le 29 avril 2022 à Hervé Ndoba, le ministre centrafricain des Finances et du Budget une note qui ressemble à une « demande d’explication » dans laquelle il attire son attention sur les implications éventuelles d’une telle décision qui viole d’après lui la législation communautaire en la matière. Ensuite, afin de préparer une réaction communautaire appropriée à la situation, il a signé le même jour une décision pour mettre en place un groupe pluridisciplinaire chargé de préparer une note a l’attention du conseil d’administration de la Beac et du comité ministériel de l’Umac (Union monétaire de l’Afrique centrale), sur les implications de la décision centrafricaine sur l’architecture règlementaire de la communauté en matière monétaire et financière et les conséquences a en tirer.
En clair, tout laisse croire que des lendemains difficiles attendent la Centrafrique. Surtout qu’elle n’ignore pas qu’elle partage une zone monétaire et une zone économique avec des voisins et des partenaires. Et dans la hiérarchie des normes juridiques, les règlements de ces zones s’imposent aux législations nationales des états membres. Ensuite, du fait de son enclavement, son économie est largement dépendante de ses relations avec les états voisins. C’est pour cela que beaucoup d’observateurs estiment qu’avant de prendre sa décision d’adopter le bitcoin comme instrument d’échange, ce qui est tout son droit, elle aurait dû consulter ses voisins et partenaires. Faut-il alors croire comme certaines sources l’insinuent que son partenariat privilégié avec la Russie qui subit actuellement boycott des grandes devises occidentales comme le dollar et l’euro y est pour quelque chose ? Ou alors s’agit-il simplement de la volonté de la Centrafrique de profiter du flou monétaire qui règne dans la zone Cemac depuis deux ans pour tenter une sortie solitaire ? En effet, tout le monde sait que le 21 décembre 2019 à Abidjan en Côte-d’Ivoire, Emmanuel Macron, le président de la France qui a créé le franc CFA et y veille tel son bébé, a prononcé la mort de celui-ci. Dans la foulée, le Parlement français a approuvé la réforme qui l’a actée. L’Afrique occidentale a déjà pris acte de la situation et est en train, à travers l’Uemoa et la Cedeao, de mettre en place l’Eco pour remplacer le défunt CFA. Ses réserves en devises ont déjà quitté le Trésor français. Mais en Afrique centrale c’est le silence total. Probablement que les dictateurs qui ont pris les états en otage ne veulent pas bousculer le Françafrique de qui ils tiennent leurs pouvoirs et préfèrent continuer avec un avatar de franc CFA sans avenir, dans une alliance tacite avec la France, en attendant qu’elle décide un jour de la voie à suivre. En attendant d’être plus éclairé sur les réelles intentions de la République Centrafricaine, on peut alors déjà constater que grâce à elle, cendrillon économique de la sous-région, les choses vont enfin bouger dans la Cemac, surtout que rien n’indique qu’elle est seule dans la sous-région à caresser la volonté de conquérir son autonomie dans la définition de sa politique monétaire. Et peut-être qu’à cette occasion, cette zone paralysée dans son effort d’intégration par les combats d’arrière-garde de la Françafrique qui tire profit de son émiettement et les egos surdimensionnés de ses dirigeants, se réveillera enfin et prendra en main son destin.
Evariste Fopoussi, Economiste