La dépendance de Berlin au gaz russe et sa déférence envers la politique américaine la mettent dans une situation difficile, notamment auprès des électeurs.
On craint de plus en plus que les pénuries d’énergie et les hausses de prix résultant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des sanctions de l’Union européenne contre la Russie et des coupures de l’approvisionnement en gaz par cette dernière ne conduisent à quelque chose de proche de la « désindustrialisation » de l’Europe, les usines ayant des besoins énergétiques élevés et inflexibles fermant ou se délocalisant dans d’autres parties du monde.
Les inquiétudes à ce sujet sont particulièrement vives en Allemagne, le moteur industriel de l’Europe, qui a jusqu’à présent réussi à éviter le déclin brutal de la capacité de production qui a touché d’autres pays européens au cours des deux dernières générations. En 2021, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB allemand s’élevait à près de 20 %, soit le double de celle de la France.
L’industrie est essentielle non seulement pour l’économie allemande, mais aussi pour l’identité nationale et la stabilité de son système politique. Après la défaite et l’humiliation catastrophiques de la Seconde Guerre mondiale, le « miracle économique » des années 1950, avec sa reconstitution des célèbres industries allemandes, a été essentiel au rétablissement de l’estime de soi de la nation.
La part de l’industrie dans l’économie allemande a diminué ces dernières années, mais ses représentants forment toujours le noyau de la base politique des deux plus grands partis politiques : les travailleurs syndiqués pour les Sociaux-démocrates (SDP) et, pour les Chrétiens-démocrates (CDU/CSU), le « Mittelstand », les classes moyennes allemandes indépendantes, souvent issues de petites et moyennes entreprises industrielles familiales.
La part du vote de la CDU et du SPD a déjà considérablement diminué au cours des deux dernières décennies, en partie – comme ailleurs en Occident – en raison de la conviction des anciennes classes industrielles d’avoir été abandonnées par les élites politiques. Si l’Allemagne devait subir le type de désindustrialisation rapide et radicale qu’a connu la Grande-Bretagne au début des années 1980, il semble probable qu’elle verrait une poussée de soutien aux partis extrémistes : à droite, Alternative fuer Deutchland (AFD) ; à l’autre extrémité du spectre, Die Linke (les gauchistes).
Dans le système allemand de gouvernement parlementaire et de représentation proportionnelle, cela conduirait à une situation de polarisation radicale et risquerait soit de rendre le gouvernement parlementaire effectivement inapplicable, soit de transférer le pouvoir à l’extrême droite, comme cela vient de se produire en Italie. À ce stade, la démocratie libérale en Europe dans son ensemble serait en ruine. Incidemment, cela porterait à son tour un coup fatal aux fondements idéologiques du leadership mondial américain.
Face à ce danger plutôt évident – sans parler de la menace apocalyptique de la guerre nucléaire – il semble probable que les gouvernements allemands précédents auraient fait tout leur possible pour rétablir l’approvisionnement en gaz russe en amenant un règlement de paix ou au moins un cessez-le-feu en Ukraine : en jouant les médiateurs entre Washington, Moscou et Kiev et en présentant les propres propositions de paix de l’Allemagne.
Après tout, dans les années 1970 et 1980, les gouvernements sociaux-démocrates de Willy Brandt et Helmut Schmidt ont lancé l’Ostpolitik (« politique orientale »), la normalisation des relations entre l’Allemagne de l’Ouest et les États communistes d’Europe de l’Est, dont a hérité le gouvernement chrétien-démocrate d’Helmut Kohl. Et les gouvernements SDP et CDU se sont mis d’accord sur la création d’une nouvelle infrastructure fournissant du gaz naturel soviétique à l’Allemagne de l’Ouest et à l’Europe occidentale. Ces mesures ont été prises malgré la forte opposition de nombreuses personnes à Washington.
En revanche, depuis que la menace d’une invasion russe en Ukraine est apparue il y a près d’un an, il n’y a eu aucun effort autonome sérieux de la part de l’Allemagne, que ce soit pour empêcher la guerre ou pour y mettre fin. L’opinion publique allemande est mal à l’aise face aux conséquences économiques de la guerre, mais les médias allemands, les groupes de réflexion et la majeure partie de l’establishment politique semblent complètement acquis à la position des États-Unis et de l’OTAN selon laquelle les pourparlers de paix relèvent entièrement de l’Ukraine.
Sans le leadership allemand, il n’y a aucune possibilité d’initiative de paix de l’Union européenne. Les Français n’agiront pas seuls, et les petits pays sont incapables de le faire. Lors d’une récente visite à Berlin, j’ai rencontré quelques penseurs indépendants qui soutenaient l’idée d’une initiative de paix allemande. Je n’ai rencontré personne qui pensait que cela pouvait se produire à l’heure actuelle. L’opinion générale était que seule la menace imminente d’une guerre nucléaire pourrait ébranler l’establishment allemand et l’amener à agir, mais il pourrait alors être beaucoup trop tard.
Comment expliquer ce changement en Allemagne ? Et l’approche allemande pourrait-elle changer à nouveau ?
Un élément clé de l’explication est bien sûr l’horreur de l’invasion russe, ainsi que les destructions et les atrocités qui en ont résulté. Cela ne peut cependant pas être la seule explication. Après tout, l’Ostpolitik et la construction du réseau d’approvisionnement en gaz soviétique ont eu lieu au plus fort de la Guerre froide, alors que les gardes-frontières est-allemands abattaient leurs compatriotes qui tentaient de fuir vers Berlin-Ouest, et que l’Union soviétique envahissait et occupait l’Afghanistan.
La paralysie de la capacité de l’Allemagne à agir en faveur de la paix s’explique en partie par le fait qu’un discours s’est imposé et a été accepté par la plupart des dirigeants, selon lequel les gouvernements allemands précédents devraient avoir honte de leurs tentatives de promouvoir de bonnes relations avec Moscou, et en particulier de la manière dont ils ont rendu le pays dépendant du gaz russe.
Ce récit a été assidûment promu par Washington, par les Polonais et d’autres Européens de l’Est, et par les Verts allemands, qui n’étaient pas au gouvernement lorsque ces décisions ont été prises et qui trouvent dans cette accusation un bâton commode pour battre les autres parties.
Il y a une réponse facile à cette accusation – mais c’est une réponse que l’establishment allemand (et d’ailleurs l’establishment occidental en général) ne peut pas faire, car cela impliquerait d’accepter le degré auquel ils étaient précédemment engagés dans la tromperie de leurs propres populations.
L’établissement de l’approvisionnement de l’Allemagne en gaz soviétique a évidemment précédé la chute de l’Union soviétique et l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est. D’éminents experts et d’anciens fonctionnaires, dont Helmut Schmidt en Allemagne, ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de conduire à la guerre. Le gouvernement allemand, comme d’autres gouvernements européens, a cependant dit à sa population que l’expansion de l’OTAN était essentiellement sans risque – parce que s’ils avaient abordé ces risques et proposé en conséquence une réduction radicale des approvisionnements en gaz russe, avec les fortes hausses des prix de l’énergie qui en résultent, une majorité d’Allemands se serait très probablement prononcée de manière décisive contre l’expansion de l’OTAN.
Ainsi, après la guerre russo-géorgienne de 2008 (qui a suivi de près la déclaration de l’OTAN d’un engagement à admettre à terme la Géorgie et l’Ukraine), j’ai demandé à un ancien membre du personnel du secrétaire général de l’OTAN si l’OTAN avait un plan d’urgence pour défendre la Géorgie en cas de guerre. Il m’a répondu que non seulement il n’y avait pas de plan, mais qu’aucun plan n’avait même été discuté.
Devant mon incrédulité, il m’a expliqué que, les opinions publiques occidentales ayant été assurées que l’expansion de l’OTAN ne comportait aucun risque de guerre, tout fonctionnaire du siège de l’OTAN qui aurait laissé entendre le contraire aurait été considéré comme un opposant à l’élargissement, et sa carrière en aurait pâti.
Conscients du danger d’une guerre en Ukraine, mais craignant soit d’exiger des sacrifices et d’accepter le risque de la part des électeurs allemands, soit de défier Washington et de diviser l’Europe en défendant fermement un compromis avec la Russie, une succession de gouvernements allemands ont choisi la voie de la moindre résistance : la dépendance continue à l’égard du gaz russe abondant et bon marché, ainsi que l’acquiescement continu aux politiques américaines dont ils avaient été avertis qu’elles étaient extrêmement susceptibles de conduire à un conflit.
Le résultat, amèrement ironique, est qu’une combinaison de politiques allemandes fondées fermement sur la lâcheté politique a maintenant conduit l’Allemagne vers les plus grands dangers auxquels elle a été confrontée depuis la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale.
Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 25-10-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Via: https://www.les-crises.fr/